Java : entre loi et loi du marché
Jean-Marie Chauvet
Informatiques Magazine, Numéro Spécial Java, Avril 1999

Les méandres du cours hasardeux de l’évolution du langage de programmation Java reflètent directement l’immaturité caractéristique des transitions entre modèles économiques dans des marchés émergents, ici les applications Internet et intranet. Exerçant un réflexe, devenu caractéristique aux Etats-Unis, Sun Microsystems fait appel au législateur pour contrebalancer certains effets de marché, tentant d’équilibrer loi et loi du marché.

Depuis son lancement le langage Java est apparu comme strictement contrôlé par Sun, nonobstant ses dénégations et ses protestations de bonne foi. Les initiatives comme " 100% Pure Java ", par exemple, en témoignent au moins autant que la rigidité et l’inflexibilité des termes d’exploitation de la licence Java. Dans sa croisade anti-Microsoft, Sun avait d’ailleurs marqué quelques points lorsqu’en novembre 1998, le juge de la cour de San Jose, Ronald Whyte, avait promulgué une injonction visant à imposer à Microsoft de revenir dans Windows 98 et Internet Explorer à des implémentations de la machine virtuelle Java compatibles avec celles de Sun. Tout en se conformant à l’arrêt ainsi rendu, Microsoft contre-attaquait et obtenait de la même cour le 18 février 1999 la " permission " de distribuer des produits en Java " développés indépendamment " sans mettre en œuvre les technologies de Sun. Aujourd’hui Microsoft, fort de ces derniers aléas, prépare dans ses environnements de développement un retour en force de C++ autour de son modèle de composants logiciels COM+. Cette brèche dans la situation monopolistique de fait de Sun sur Java, qui n’est pas sans rappeler celle de Microsoft sur Windows – remise récemment en cause par les prosélytes du mouvement Open Source Software (OSS) et illustrée par les manifestations du Refund Day, le 15 février dernier – n’est pas la première. Un coup de semonce sérieux avait été donné avec l’annonce faite par Hewlett-Packard, en mars 1998, de ses développements d’une machine virtuelle Java, appelée Chai, destinée aux applications embarquées et dont Microsoft – qui d’autre – venait d’acquérir la toute première licence. Les résultats de cette initiative ne se sont pas fait attendre : en novembre 1998, H.-P. créait indépendamment de Sun un groupe de travail sur les applications temps-réel de Java (Real-Time Java Working Group) et, de son côté, Sun annonçait en décembre qu’il adoptait la gratuité de l’usage du code source de Java.

Ce qui se cache derrière ces manœuvres croisées sur les terrains de la réglementation et des marchés est un constat : les avis divergent considérablement sur la réponse à apporter à la question simple, à quoi sert Java ?

Lancé initialement par Sun comme l’outil de choix pour les développements d’applets et d’applications pour le poste client Web, les difficultés liées à la portabilité, au maintien de la compatibilité entre les versions implémentées par les éditeurs de navigateurs Web, aux critiques pas encore éteintes sur les performances, ont tôt fait de remettre sérieusement en cause ce positionnement. Faut-il voir dans la méga-fusion AOL Netscape les signes d’un retour en faveur de Java sur les postes client ? L’opération, évaluée à 4,2 milliards de dollars, consiste en un rachat complet de Netscape par AOL, et en particulier de son portail NetCenter, et, en échange de la promesse d’achat de plus de 500 millions de dollars de matériel chez Sun, la cession à ce dernier de toute la ligne de produits serveur de Netscape pour 350 millions de dollars de royalties. Au cours de leurs annonces conjointes, Sun et AOL ont indiqué qu’ils allaient travailler en commun dans l’élaboration de machines clientes AOL embarquant la technologie PersonalJava de Sun (qui concurrence Chai). Etant donné la formidable base installé d’AOL et son contrôle effectif sur les points d’entrée client au Web, cette perspective remettrait immédiatement Java en position favorable dans la course au poste client – en y incluant les téléphones mobiles, les agendas personnels, les hand-helds, etc. un marché beaucoup plus grand que celui des postes PC pour lequel Sun a clairement marqué son intérêt avec les déclinaisons de sa machine virtuelle jusque dans les cartes à puces.

Faut-il, au contraire ou en complément, voir le salut de Java dans les serveurs d’applications autour desquels se livrent de dispendieuses batailles commerciales ? Les rachats successifs de Kiva par Netscape, de Netdynamics par Sun (qui du coup récupère également les technologies Kiva après l’opération AOL Netscape) et de WebLogic par BEA s’articulent autour de l’idée d’utiliser Java pour les postes serveur. La mutation des Java Beans en Enterprise Java Beans, qui incorporent les notions de transactions, de référentiels et de sécurité ; leur adoption par de nombreux éditeurs dont IBM et son projet San Francisco de composants logiciels métier ; autant de mouvement de marchés qui concrétisent et consolident ces aspirations au poste serveur d’un langage frustré sur les postes clients.

Entre services et serveurs, entre réglementations et marchés, Java est à la croisée des chemins. Dans le bouillonnement des marchés Internet et intranet encore à la recherche de leurs business models, Java est ballotté au gré des intérêts commerciaux et des contraintes juridiques que les acteurs sont en train d’essayer de mettre en place et, finalement, de s’imposer à eux-mêmes. La seconde chance de Java ?


Back to Dassault Développement

Copyright (c) 1998-2002 by Dassault Développement