Java : la lutte continue !
Jean-Marie Chauvet
Chronique, Le Monde Informatique, 1998

Alors que Microsoft crie à la " chienlit ", Scott McNealy, le sémillant patron de Sun Microsystems, joue les Cohn-Bendit de l'informatique. Si l'on n'a pas vu de barricades à San Francisco, lors de la dernière édition de la grand-messe JavaOne, on en était cependant pas très loin : pendant toute la durée de l'exposition, de facétieux adeptes de la firme de Redmond, couvraient nuitamment à la craie les trottoirs attenants au Moscone Center, où celle-ci se déroulait, de slogans à la gloire de la machine virtuelle (VM) Java de Microsoft (Visual J++ v6.0). De jour, d'accortes hôtesses distribuaient des tee-shirts de Microsoft à tous ceux qui arboraient le badge d'entrée à l'exposition JavaOne. Si la plupart refusaient avec ostentation cette offre inqualifiable à leurs yeux, d'autres s'en emparaient prestement et s'empressaient de cacher à la vue de leurs pairs l'objet offensant au fond d'un sac publicitaire de Sun...

A quelques pas de là, Eric Schmidt, le CEO de Novell, et Bill Joy, CTO et co-fondateur de Sun Microsystems déjeunaient plus tranquillement à l'hôtel ANA : ce dernier devait certainement féliciter le premier, lui-même ancien de Sun, d'avoir pris fidèlement fait et cause pour Java en annonçant que l'implémentation récente de la VM Java par Novell était la plus rapide du marché. La semaine précédant JavaOne, des factieux de Hewlett-Packard - l'un des alliés jusqu'alors actif de Sun - annonçaient leur propre implémentation de la VM Java pour des plates-formes autres que le PC, indépendante des spécifications (et de la redevance associée !) de Sun. Haute trahison : Microsoft avait, dans le même mouvement, annoncé l'adoption de cette implémentation pour ses propres besoins sous Windows CE. Sur l'estrade de JavaOne, Alan Baratz, le CEO de JavaSoft - droit dans ses santiags - se crut obligé de répliquer en dévoilant un oscilloscope de Tektronix, le rival historique de H.-P. dans le domaine de l'instrumentation, capable d'exécuter des programmes écrits en Java. A l'issue de ce pathétique jeu de scène, Alan Baratz devait néanmoins manger son chapeau (un stetson ?) et révéler que JavaSoft livrerait sa propre version de la VM Java pour Windows CE. Le cri de ralliement " non au régime capitaliste " d'il y a trente ans a également ses limites dans l'univers de l'informatique, semble-t-il...

Qu'a-t-on donc vu à JavaOne ? Frappant dès l'abord, le succès des conférences et de l'exposition : surface doublée par rapport à JavaOne 1997, multiplication des tracks de conférences, triplement du nombre de visiteurs payants inscrits, JavaOne 1998 est avant tout une énorme réussite technique, commerciale, médiatique et industrielle. Industrielle, le mot n'est pas trop fort : tout était fait, dans l'agencement des annonces, de partenariats, des réalisations et des conférences pour convaincre que Java, passées les années de jeunesse, était aujourd'hui une option solide pour le développement des applications d'entreprise. Sun livrait la version finale des spécifications d'Enterprise Java Beans, une série de services applicatifs génériques et une plate-forme serveur entièrement en Java. Brillant par son absence, Microsoft - qui avait quand même trouvé moyen d'organiser une exposition Visual Basic (VBits'98) dans l'hôtel Marriot jouxtant le Moscone - le premier, avec la nouvelle version de Visual J++, s'affirmait comme un des champions de cette position. A JavaOne, l'exposition permit de constater que ni les acteurs importants comme IBM, avec une offre Java couvrant maintenant à peu près tous les produits qui font traditionnellement sa force (moniteurs transactionnels, bases de données, middleware, workflow, etc.), ni de nouveaux venus, des start-ups comme NetDynamics ou Weblogic, n'entendaient laisser ce terrain à Microsoft ou même JavaSoft.

Si pour IBM, Java est finalement plus employé comme langage universel d'intégration, plus que comme langage de développement applicatif à proprement parler - à l'exception du projet San Francisco, qui mené par IBM et une cinquantaine d'éditeurs de progiciels amis, vise à constituer une bibliothèque complète de composants logiciels en Java - Sun l'utilise au contraire dans une stratégie d'endiguement de Microsoft. Traditionnellement arc-bouté sur son marché des serveurs, où les annonces susmentionnées d'Enterprise Java Beans visent à le renforcer, Sun cherche de plus à diffuser Java rapidement sur les marchés où Microsoft n'est pas aujourd'hui : téléphonie cellulaire, domotique, cartes à puces, bagues (le Java Ring, distribué à tous les visiteurs de JavaOne, n'est pas une pacotille destinée à s'attirer la bienveillance des hackers mais bien une puce montée sur une sorte de chevalière qui peut exécuter des programmes Java téléchargés d'un petit lecteur connecté au réseau, pour un prix de revient de quelques dollars quand celui l'un lecteur de cartes est de quelques dizaines de dollars). Cherchant ainsi à prendre Microsoft en tenaille entre des serveurs haut de gamme prêts à affronter le raz de marée annoncé de NT 5.0 et des plates-formes autres que le PC où les volumes de vente sont couramment de dix à mille fois supérieurs à ceux du monde du PC, Sun indique clairement qu'il n'a pas l'intention de renoncer à concurrencer Microsoft. Java : la lutte continue !


Back to Dassault Développement

Copyright (c) 1998-2002 by Dassault Développement